2 février, 2014 par Dr R. BOURGUIGNON
Nous avons vu que, depuis le 7 mai 2013, le Conseil d’Etat rejette catégoriquement la « méthode d’extrapolation » telle que pratiquée durant des décennies par le SECM.
Ce rejet est fort tardif et des centaines de prestataires ont donc été condamnés définitivement par les juridictions de l’INAMI — tant francophones que néerlandophones — sur base de cette méthode que l’on sait désormais être « illégale ».
Nous avons aussi vu que Robert D., le dispensateur à l’origine de l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 mai 2013, a comparu pour la troisième fois (après deux cassations administratives) devant la chambre de recours de l’INAMI, présidée pour la circonstance par M. Frédéric Kurz.
L’audience en question a été couverte dans notre News intitulée Le “procès de l’extrapolation” s’est tenu ce 12 décembre 2013.
Il s’en dégage un certain malaise, dans la mesure où l’on sent bien que tant le SECM que la juridiction elle-même cherchent un moyen de contourner l’arrêt du Conseil d’Etat.
Cette recherche n’est pas nécessairement illégitime : il est clair qu’auditionner des centaines de patients relève de l’impossible et que la situation actuelle est susceptible de déboucher sur une impunité quasi totale pour certaines techniques de fraude.
C’est pourquoi tant Laurette Onkelinx que le SECM minimisent la portée de l’arrêt du 7 mai 2013.
Mais il n’existe malheureusement aucun substitut valable à la « méthode d’extrapolation », même pratiquée dans de bonnes conditions statistiques (ce qui suppose notamment l’intervention d’un statisticien et l’absence de tout biais de sélection).
Alors, le SECM tente « le faisceau de présomptions graves et concordantes » de l’article 1353 du Code civil.
Dans sa décision interlocutoire, le président de la Chambre de recours « invite le Service d’évaluation et de contrôle médicaux à déposer au dossier de la procédure, pour le …, un tableau comparatif des prestations attestées par l’appelant d’une part et par la moyenne de l’ensemble des licenciés en science dentaire d’autre part pour le détartrage sous-gingival et ce au cours de la période litigieuse » et ordonne la réouverture des débats au 3 avril 2014.
Cette idée émane de celui que nous avons appelé « l’assesseur barbu », un dentiste, qui voudrait démontrer que les 288 gingivectomies attestées par Robert D. en 1998 ne sont en réalité que des détartrages sous-gingivaux… au motif que celui-ci n’aurait pas (ou très peu) attesté de tels détartrages.
Plus exactement, il s’agirait là d’une présomption supplémentaire, laquelle s’ajouterait aux autres (gros chiffre d’affaires, audition accablante d’un échantillon de patients, aveux de ses collaborateurs, etc) afin de constituer le « faisceau » de l’article 1353.
Cependant, l' »assesseur barbu » n’a pas été jusqu’au bout du raisonnement…
Admettons que Robert D. ait attesté en tout et pour tout deux détartrages en 1998 alors que la « moyenne » s’établissait à quarante : quelles conséquences juridiques peut-on tirer de ces données?
Va-t-on considérer comme indues toutes les gingivectomies ? ou seulement 250 d’entre elles (288 moins 38) ? ou 10% ? 25% ? … ou encore un autre nombre ?
Il n’y a plus aucune base objective pour une condamnation dans la mesure où il n’y a tout simplement plus d’instrument de mesure de l’infraction (le coefficient d’extrapolation dérivé de l’analyse de l’échantillon).
Le Code civil ne permet pas de faire reposer la présomption d’un fait (Robert D. a attesté faussement des gingivectomies) sur une autre présomption de fait (Robert D. se confond avec le dentiste moyen) : on peut invoquer l’adage présomption sur présomption ne vaut.
En l’occurrence, la première présomption c’est que Robert D. aurait réalisé autant de détartrages sous-gingivaux que la moyenne des dentistes.
Ce n’est effectivement qu’une simple présomption de l’homme, car en tant que « patron » Robert D. pouvait par exemple parfaitement déléguer cet acte assez banal à ses collaborateurs, Madame A. et Monsieur N.
La seconde présomption, reposant sur la première, c’est qu’une partie des gingivectomies attestées n’auraient pas été effectuées parce qu’elles auraient en réalité été les détartrages considérés ci-dessus, dans la première présomption.
Un tel raisonnement n’est tout simplement pas admissible sur le plan juridique — en tout cas à défaut de cadre légal — et M. Kurz le sait fort bien : comment en effet motiver sa décision en la faisant reposer non sur un faisceau de présomptions, mais sur une présomption basée sur une autre présomption ?
D’où le grand dilemme, car la jurisprudence sera impitoyable : innocenter un présumé coupable et ouvrir ainsi une brèche énorme dans le mécanisme du contrôle médical ou le condamner au mépris du droit…
Télécharger : Décision interlocutoire.pdf